Articolo: Rencontre avec Alberto Morillas, le "nez" le plus prolifique des 50 dernières années | Challenges
Autodidacte, le créateur espagnol a composé près de 700 fragrances, dont certaines parmi les plus emblématiques du monde, et possède sa propre marque, Mizensir. Rencontre avec un nez de légende à l'imagination galopante. Il se sent alchimiste, un peu peintre et poète aussi. "Le parfumeur est un artiste qui interprète des émotions", dit-il. Aussi volubile que lyrique, Alberto Morillas aime raconter "un métier de passion, intrigant, exigeant". L'allure sophistiquée, droit comme un "i", avec l'œil qui frise, davantage dandy genevois qu'hidalgo de Séville, sa ville natale, le nez le plus prolifique des cinquante dernières années est vêtu, comme à son habitude, avec grand soin: costume cravate, chemise à boutons de manchette, chaussettes italiennes voyantes (en général cardinal, orange ou parme), chaussures achetées à Rome dans les meilleures maisons. Il ne porte pas de blouse blanche. "Jamais! , s'exclame-t-il, contrairement à Jean-Paul Guerlain, pour qui cela faisait partie du décorum." Et grâce auquel l'Espagnol, alors étudiant aux Beaux-Arts, a découvert sa vocation, en lisant un portrait de lui dans Vogue . C'était en 1970, il avait 20 ans.
Depuis, l'autodidacte, consacré maître parfumeur dix-huit ans plus tard, a composé "près de 700 parfums", dont trois iconiques avant d'avoir atteint la quarantaine (Must de Cartier, Byzance de Rochas et Xeryus de Givenchy), ainsi que des succès planétaires comme Flowers by Kenzo, Acqua di Giò d'Armani, Pleasures d'Estée Lauder ou CK One de Calvin Klein, la première fragrance unisexe au monde. "Ce fut le parfum d'une génération, se souvient Vanessa Friedman, chef du service mode au New York Times. Tout le monde le portait. Pendant les dix premiers jours de sa sortie en 1994, il s'en vendait vingt flacons à la minute!" L'alliance thé vert et bergamote a fait merveille. Souvenirs de son enfance andalouse.
Comment vient l'inspiration au toujours très curieux Alberto Morillas, citadin et promeneur passionné, qui se définit comme "un homme du pavé, amoureux de la nature"? Son imagination peut se mettre à galoper, détaille-t-il, à partir "d'une image, d'une couleur, de quelques mots" , à l'égal de ces briefs énoncés par ses clients. Comme ce fut le cas avec Bulgari qui, pour Rain Essence sorti en juin dernier, avait évoqué "les gouttes de pluie tombant sur un étang où poussent des lotus" . Le déclic peut aussi venir "d'une mélodie, d'une impression ou de souvenirs". Les plus prégnants restent ceux de son enfance andalouse, "très heureuse": les effluves du patio familial ("l'eau du puits, le linge séchant au soleil, le néflier, la fleur d'oranger"), ou l'odeur de ses proches, comme l'eau de Cologne dont son père Alberto (senior) s'oignait les cheveux, le parfum Femme de Rochas que portait sa mère Rosario, le jasmin que sa grand-mère tressait sur les barrettes de son chignon. Mélange de fantaisie et d'extravagance
Situé dans le vieux Genève, l'atelier du parfumeur semble sorti d'un film de Cocteau, mélange de fantaisie et d'extravagance, avec des étagères surchargées, des meubles rococo et même deux bras de lumière. Aux côtés des centaines de flacons dont il a composé le jus, s'accumule une débauche d'objets d'art et d'antiquités (bustes, tableaux, statues, bibelots, photos) qu'il a chinés ou achetés aux enchères, et auxquels s'accroche son imagination. Au milieu trône une table de travail, elle aussi encombrée, qu'il partage avec son assistante, Nuria Alfaro, une Espagnole, chimiste de formation. "Je n'ai pas de place attitrée: d'un côté, j'ai la vue sur mes créations, de l'autre, sur mes objets fétiches, tout dépend de mon humeur", affirme cet enthousiaste au "caractère très espagnol" selon ses proches, capable de grands emportements, à l'image d'un Dali, pour qui il a créé un parfum avec un flacon en forme de lèvres.
Attaché aux traditions, Alberto Morillas travaille à l'ancienne, avec des "mouillettes", ces bandelettes oblongues utilisées pour les tests olfactifs, des stylos, feutres et crayons tout simples ainsi que des blocs-notes à double marge, fabriqués pour lui sur mesure. "Lorsque j'écris une formule, je peux immédiatement sentir le parfum. L'odorat vient ensuite confirmer." Seule concession à la modernité, son téléphone portable. Il l'utilise pour dicter une idée qui jaillit ou pour abreuver les réseaux sociaux, postant "un message par jour, week-end compris" sur Instagram. "J'ai 70.000 followers" , souligne-t-il avec fierté. Quant à l'intelligence artificielle qu'il a utilisée en 2021 pour le CK for Everyone de Calvin Klein, il n'est "ni pour ni contre. Elle facilite peut-être le travail, mais à l'origine il y a toujours l'idée d'un créateur".
"La perfection est ennuyeuse" Contigu à son atelier, son laboratoire, sorte de royaume des fioles, lui permet de peaufiner ses recettes, avant de les passer à la pesée sur la petite balance. "J'ai toujours entre 15 et 20 projets en cours: pour chacun je cherche le bon équilibre" , explique celui qui se sent "comme un jongleur chinois", contraint de retenir toutes ses assiettes à la fois. A quoi ressemble pour lui le parfum idéal? "Il n'est pas parfait. La perfection est ennuyeuse! Il lui faut une touche qui intrigue, une rupture, voire une imperfection discrète, comme jadis les mouches sur le visage des femmes." C'est ainsi qu'il a popularisé des ingrédients naturels, comme le poivre rose, ou des essences de synthèse, telle la Cascalone, "qui apporte une nouvelle fraîcheur, celle de la rosée".
Distingué par la profession comme le plus grand nez de sa génération, affublé par la presse du monde entier de dizaines de surnoms, dont son préféré "The legendary nose" (le nez de légende), il remarque que "dans un monde où se créent près de 1.000 parfums par an, il y a peu de vrais nez". Ceux-ci seraient, assure-t-il, moins nombreux que les astronautes. Embauché comme débutant par Firmenich, poids lourd helvète des fragrances et arômes, il est resté fidèle à cet employeur qui lui a donné sa chance. "Je m'y sens bien." Ce qui ne l'a pas empêché en 1999, de lancer, avec sa femme Claudine, une entreprise: Mizensir.
Spécialisée dans le très haut de gamme, elle a d'abord commercialisé des bougies, puis des parfums que le créateur qualifie de "produits d'excellence". "Mizensir est un jeu de mots avec “mise en scène” et commence par un M, comme Morillas, commente sa fille Véronique, avocate de formation, qui a rejoint l'affaire pour en devenir la directrice générale. Je suis là pour soutenir mon père dans son travail, l'alléger des contingences matérielles." D'autant que la maison a grandi avec plusieurs magasins en propre, 110 références de bougies, 35 de parfums, dont Anticonformiste, créé l'an dernier en hommage à New York, pour célébrer l'ouverture d'un flagship américain dans le quartier de Soho. "Même si le nom Mizen-sir est un peu difficile à prononcer , témoigne Michèle Baretta, responsable de la boutique, les clients viennent de Chicago à la Californie, grâce au bouche-à-oreille et aux réseaux sociaux." Et peu importe que le flacon de 100 ml frise les 300 dollars. Bien conscient que dans son milieu "les enjeux financiers sont énormes" , le maître espagnol préfère se concentrer sur ses formules. "Je cherche mes odeurs, mes émotions. Je suis dans un monde à part."
Par Sabine Syfuss-Arnaud